Le mythe de l’entrepreneur

Ce livre parle d’entrepreneur à une échelle qui n’est pas du tout la mienne et va bien au-delà du sujet qui me préoccupe : on y parle beaucoup de Steve Jobs, de millions et de la Silicon Valley, alors vous imaginez!!
Moi simplement, je me questionne sur l’entreprenariat dans la perspective du passage d’un statut salarié à un statut indépendant et dans la continuité sur ce que sous-entend ce terme, ce que moi au moins j’y entends. Cet essai est venu un peu par hasard éclaircir et nourrir ma réflexion.

J’ai depuis 2 ans, constitué une pile de livres à lire, conséquente pour réfléchir et nourrir Faridelle, qui ne descend pas vraiment malgré mon statut de grande lectrice…Je vais régulièrement en chercher d’autres ailleurs (ceci expliquant cela). Quand je suis tombée sur cet ouvrage à la bibliothèque, j’ai hésité et puis j’ai commencé à le lire sur place pendant ma permanence (j’y suis bénévole) et l’ai rapporté chez moi pour le finir. Une chose en entraînant une autre, je suis là entrain d’écrire un article dessus, même si ça n’était pas une priorité de lecture pour moi (rapport à la pile qui m’attend),mais il vient en continuité de mon article précédent.
Je l’ai trouvé assez facile à lire pour un essai. Il y a une part de récit basée sur l’histoire de Steve Jobs dans les premiers chapitres qui m’a permis d’entrer plutôt facilement dans le sujet mais m’a aussi fait découvrir de nouveaux mots comme mythéme, topoï ou axiologie!
L’objectif de l’auteur, Anthony Galluzzo, est de déconstruire le mythe de l’entrepreneur, pas le petit comme moi, non celui de la Silicon Valley qui devient multimillionnaire. Il porte derrière un message politique, une vision de l’économie. Je vous mets ci dessous l’extrait que l’on trouve sur la couverture et qui en résume le propos.

Elon Musk et Jeff Bezos aujourd’hui, Steve Jobs et Bill Gates hier, Thomas Edison et Andrew Carnegie un siècle plus tôt… de nombreuses célébrités entrepreneuriales peuplent nos imaginaires. Ces grands hommes seraient des créateurs partis de rien, des visionnaires capables d’imaginer des innovations révolutionnaires, des génies aux capacités hors du commun. Régulièrement, un même miracle semble se produire : un être d’exception pénètre un marché et le révolutionne. Il y provoque la création destructrice et bouleverse un ordre que l’on croyait immuable. Dans le grand roman de notre économie, les entrepreneurs sont ces héros qui sortent l’humanité de sa torpeur et lui permettent de faire des bonds en avant sur la route du progrès. Dans ce livre, Anthony Galluzzo s’attache à défaire cette mythologie, à comprendre ses caractéristiques et ses origines. Il montre en quoi cet imaginaire fantasmatique nous empêche de saisir la dimension fondamentalement systémique de l’économie et contribue à légitimer un ordre politique fondé sur le conservatisme méritocratique, où chaque individu est considéré comme pleinement comptable de ses réussites et de ses échecs.

Moi ce qui m’a intéressée, c’est d’abord tout ce qui se rapportait à la caractérisation de l’entrepreneur, ensuite la question de la création d’un récit, d’un mythe, son impact, et enfin à un autre niveau, ce que j’y ai appris de l’histoire du développement de l’ordinateur personnel, du monde de l’entreprise de la Silicon Valley, des États Unis… bref du morceau d’Histoire que j’ai découvert, mais là, je sors de ma réflexion sur l’entreprenariat.
Je ne vais pas essayer de résumer ce livre, plutôt partager avec vous quelques idées, celles qui font sens pour moi, qui éclairent ma réflexion. Je laisse de côté tout un pan de l’argumentaire qui n’est pas dans mon sujet mais que j’ai trouvé tout aussi intéressant !

La première chose que j’ai retenue c’est que l’entrepreneur n’est rien sans un contexte, son réseau, son environnement et une temporalité. Il est le maillon d’une chaîne « son action est précédée et suivie par d’autres qui l’animent et lui donnent du sens » (p39). Cette idée peut paraître basique, mais elle me parait essentielle. Dans le bouquin c’est illustré par l’idée que non le premier Apple n’est pas né par miracle dans un garage !… Rapporté à ma vie, c’est juste une évidence, tout ce par quoi je suis passée m’a amené à construire Faridelle. Mon réseau et mes expériences professionnelles m’ont donné les outils/moyens pour avancer mais plus largement, les politiques actuelles sont favorables à ce genre de démarche. Je ne suis pas sûre qu’il y a 10 ans j’aurais trouvé aussi facilement l’accompagnement institutionnel que j’ai aujourd’hui. La notion même de facilitation, la posture qu’elle demande se définit depuis quelques années et en parallèle la demande d’interventions de ce type. C’est parce que le besoin est actuel que (je l’espère) ma proposition trouvera sa place.
J’ai retrouvé dans ce même chapitre, la notion de coopétition,(p27) que je venais de découvrir et que j’aime bien. Enfin encore une fois tout dépend de ce qu’on va mettre dedans et de l’échelle à laquelle on se place. Pour moi ça veut dire qu’à proposition similaire sur un marché, plutôt que d’essayer de détruire l’autre, on a intérêt à se compléter, à faire ensemble. Je n’ai pas vocation à conquérir un marché européen,ni comme dans le livre, à révolutionner la technologie de l’informatique, mais la question se pose, je ne suis pas la seule à proposer de la facilitation et j’ai envie de proposer quelque chose qui complète voir qui consolide l’existant, alors ce terme qui sort de l’idée de concurrence pure et dure me parle bien.
Le livre évoque aussi l’origine des entrepreneurs, notamment, que très peu proviennent des milieux les plus privilégiés ou des plus pauvres. La majorité est issue de familles de classes moyennes. « L’élément déterminant n’est pas […] la transmission d’une situation économique mais celle d’un capital culturel » (p92). Avoir un poste qualifié dans un domaine précis est un autre élément facilitant pour y devenir entrepreneur. Je n’ai pas grand-chose à dire là dessus sauf que je coche plutôt bien les cases là aussi.

Ce qui m’emmène à l’idée suivante. L’auteur montre comment Steve Jobs n’était pas une exception, même s’il n’y en a pas non plus eu des milliers comme lui ! Son profil répondrait presque à un modèle : un lieu de vie (la Silicon Valley), un réseau, une éducation, une période précise favorable, il a en main tous les atouts (privilèges?) qui lui permettent ce parcours. Avec un profil similaire, d’autres que lui ont été moins ou différemment médiatisés.
Alors, en toute humilité, je fais un parallèle avec mon parcours, celui des entrepreneurs auxquels je m’identifie. Une part de nous veut « changer le monde » et proposer quelque chose de différent, de nouveau et en même temps on est simplement le résultat d’une « structure d’opportunité »(p89), le produit du monde dans lequel nous vivons. L’exercice est de trouver l’équilibre entre les deux !

L’ouvrage parle de la construction de récit et de communication. Là aussi, quelle que soit notre volonté d’être original ou de nous démarquer nous ne faisons qu’appartenir à une époque, un mouvement… C’est assez vertigineux. Alors oui, on est identifiable par des valeurs, un positionnement dans la société, mais on y appartient, même les plus marginaux d’entre nous… Pour en revenir à ma lecture, ce livre montre comment l’histoire que l’on retient peut être construite et comment on peut donner une image, créer un mythe. C’est fascinant et dangereux à la fois (est ce que tout ce qui est fascinant n’est pas potentiellement dangereux par principe? je vous laisse quatre heures pour répondre), là il faut lire le livre pour suivre toute la réflexion. Moi ça m’a directement branché sur ma problématique de communication. Le fait même de créer ce site, ce blog, est une construction de récit, c’est le propre des réseaux on y montre ce qu’on veut. Et là encore c’est une question d’équilibre, on passe par le récit dès qu’on communique, mon enjeu est de rester honnête sur ce que je suis. L’objectivité en Histoire ne peut que reposer sur les faits, en soit elle est quasi impossible car dès qu’il y a histoire, il y a narrateur et les narrateurs sont subjectifs forcément… Entreprendre nécessite de construire une image et de la maintenir (p94/95),je vais donc tenter de communiquer sans me perdre dans mes récits pour rester qui je suis.

Ce que j’ai écrit jusque là correspond aux deux premiers chapitres du livre illustrés par l’exemple de Steve Jobs, les chapitres suivants élargissent la réflexion proposée par l’auteur.

Le chapitre 3 fait la genèse de ce qui a été analysé en première partie, il remonte le fil de l’histoire, du vocabulaire autour du sujet et ouvre le champ d’analyse aux entrepreneurs américains depuis la fin du XIXème. Ainsi il précise les grandes caractéristiques de l’ »Entrepreneur ». J’en reprends ci dessous quelques unes qui sont illustrées précisément dans l’ouvrage. L’entrepreneur décrit dans le mythe :

  • s’appuie au départ sur la littérature du héros telle qu’elle existe : un héros masculin, individu honnête, persévérant, sobre, et valorisant l’ambition individuelle ( p 111).
  • trouve son origine dans l’image du « self made man » et du « self making » : soit comme un matériau à travailler ( p118).
  • est aussi caractérisé par la pauvreté (force/richesse) et les origines rurales (ce qui appartient à la tradition américaine)
  • a notamment pour objectif de donner une image positive du capitalisme en développement.
  • est opposé à l’homme d’affaires ; il est l’idéaliste/créateur contre le matérialiste vampire, l’humaniste qui a une responsabilité pour le monde, faire avancer l’humanité (p123) face à l’individualiste cupide.
  • incarne la marche du progrès (p152)

Le mythe s’est peu à peu consolidé tout en s’adaptant aux évolutions de la société. Ainsi le champ lexical va progresser. Au XXème l’entrepreneur devient un homme de volonté, au magnétisme important, avec du pouvoir, de la détermination et de la vigueur, il est audacieux et maître de son destin. Dans les années 1980 la figure se réinvente, l’entrepreneur devient un « geek facétieux » qui abandonne l’école pour l’aventure, une « rock star ».
L’auteur nous montre en parallèle comment pourtant dès le XIXème, les premières réussites d’entrepreneurs sont le fait d’opportunités plus que capacités sortant de l’ordinaire (p134).
Dans le même temps, il nous montre l’importance pour les entrepreneurs d’utiliser la presse, de « co-écrire leur légende ». Le développement de la communication donne de la place pour plus de célébrité et les entrepreneurs utilisent cette espace, s’adaptant à toutes les évolutions des médias.

Le chapitre 4 sort vraiment de mon sujet [ça veut dire quoi pour moi être entrepreneur ?], et vu la longueur de mon texte, je vais, malgré son intérêt, tenter de le résumer en deux phrases :
Pour garder une image positive l’entrepreneur ne doit pas être associé aux scandales liés aux conditions de production (en totale opposition avec les valeurs qu’il prône). À travers plusieurs exemples on voit comment de grands entrepreneurs mettent de la distance entre eux et les conditions de travail, l’impact social, les discriminations des politiques menées par les entreprises (dont ils sont le symbole pourtant) (p 157 à 183). L’image positive de l’entrepreneur va au contraire cacher la réalité alors même qu’ils en sont en grande partie à l’origine.

Le chapitre 5 expose comment les conceptions véhiculées par le mythe imprègne nos imaginaires. Les premières pages (196/197) proposent des tentatives de définitions et leurs facteurs limitants: L’entrepreneur est

  • celui qui crée des entreprises ? Le problème de cette approche est qu’elle amalgame le petit artisan et le grand patron.
  • celui qui prend des risques ? « celui qui mobilise ses ressources dans une situation d’incertitude » ? Mais cette définition nécessite de s’accorder sur ce qu’est le risque et peut aussi totalement effacer l’aspect créatif.
  • celui qui innove ? La difficulté est alors de décider de ce qu’est une innovation ? à quel moment elle est ou n’est plus innovante.

La réflexion montre qu’aujourd’hui il n’y a pas de définition qui fait consensus. Les chercheurs qui travaillent sur ce sujet y travaillent encore. Et les définitions existantes sont encore influencées par le mythe.

La fin du livre aborde comment Elon Musk s’approprie le mythe…

Au terme de la rédaction de cette chronique, ma conclusion est proche de celle de mon article précédent : en voyant comment un récit peut être construit et s’imposer, je me dis que d’autres peuvent être fabriqués et qu’il n’y a plus qu’à 😉 . La définition de l’entrepreneur reste à écrire !

Loi des synchronicités oblige, j’ai eu l’occasion de participer à une fresque des nouveaux récits juste après avoir lu ce livre, cet atelier a pour objectif de « faire émerger un futur compatible avec les limites planétaires et désirable pour tous en facilitant l’adoption de comportements soutenables grâce à l’imagination de nouveaux récits » . Je ne peux que vous encourager à faire cette expérience !

Voilà pour aujourd’hui, dans mon prochain article, je vous raconterai le choix que j’ai fait pour inventer mon activité professionnelle autonome tout en restant dans un collectif !

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3 commentaires

  1. Merci Delphine pour ces deux premiers articles sur « l’entrepreneur », tu contribues à nourrir ma façon de penser et de voir ce monde autrement.

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